Paul Voise, politique, fait divers et insécurité

« Face à l’augmentation constante des crimes commis et de la délinquance urbaine, il est tout naturel que les français finissent par se sentir menacés. Il faut dénoncer l’insupportable progression de l’insécurité, l’incapacité des autorités et l’indulgence des tribunaux. »
Le Matin, avril 1907

Le sujet

Tout commence le jeudi 18 avril 2002 à 21 heures 30. C’est un soir terne qui est tombé sur l’Argonne, un quartier sensible d’Orléans. Deux jeunes racketteurs qui n’ont pu obtenir d’argent d’un vieil homme, le frappent à la tête et mettent le feu à sa maison.

Une heure plus tard les pompiers sont appelés pour un incendie au 42, rue de la Borde : c’est la maison de Paul Voise dit « Popol » qui est en flammes. Le vieil homme qui a pu s’échapper est réfugié chez une voisine.

L’incendie est finalement maîtrisé devant un attroupement de badauds après que les agents de l’EDF aient coupé l’électricité, pendant que Paul Voise est admis au CHR Orléans-La Source. Il est 23 heures 45. A minuit, Patrick Dezallé, journaliste de la République du Centre, aperçoit Florent Montillot, adjoint au maire en charge de la sécurité, converser avec un groupe de jeunes dans la laverie automatique du centre commercial.

Deux heures du matin. Dans son bureau, le journaliste termine son papier en s’interrogeant sur cette coïncidence : y aurait-il une manipulation politique ? Il quitte les locaux du journal et rentre chez lui en pensant aux derniers mots de son article : « ... Les enquêteurs ne désespèrent pas d’identifier les agresseurs tôt ou tard ». Se trouvaient-ils parmi les jeunes regroupés dans la laverie du centre commercial, et avec lesquels, sur le coup de minuit, Florent Montillot adjoint au maire d’Orléans engageait la discussion ?

Le vendredi 19 avril à 6 heures, l’article de Patrick Dezallé paraît dans La République du Centre. À 12 heures 47 l’AFP diffuse sa première dépêche. Cinq minutes plus tard à Paris, Bruno Cortes, rédacteur en chef à TF1, décide d’envoyer une journaliste sur place. Il téléphone à l’hôpital et obtient sans aucune difficulté l’accès à la chambre de Paul Voise. À 15 heures, une équipe de TF1 et de LCI filme « Popol » encore sous le choc de son agression. Le visage marqué, le vieil homme pleure abondamment devant les caméras.

Nous sommes à la veille du premier tour des élections présidentielles lorsque le visage tuméfié de « Popol » apparaît sur les écrans de télévision. Il est tout d’abord sur son lit d’hôpital et puis, comme il se remet rapidement, pose bientôt devant sa maison qui n’est plus qu’un amas de cendres d’où émergent quelques traces d’une vie entière partie en fumée.

Ce fait divers somme toute assez banal est cependant promis à un avenir hors du commun. Très vite, l’ensemble de la communauté médiatique relaye l’information, les journaux des télévisions et des radios titrent sur « Popol », la presse monte en « une » le vieil homme de 73 ans dont la gouaille et l’image passent si bien auprès du public. La classe politique s’émeut, la France entière commente. On ne parle plus que de « Popol », ce petit vieux surnommé le prince de l’Argonne par ses voisins, qui a tout perdu un certain soir d’avril 2002.

L’« affaire Paul Voise » est lancée : dans les jours qui suivent, on ne compte plus les premières pages, les gros titres et les annonces fracassantes… Et cette élection présidentielle n’a pas fini de surprendre : lorsque le candidat socialiste Jospin est éliminé au profit de Jean-Marie Le Pen, C’est la consternation. La polémique éclate autour del’insécurité, le traitement médiatique de « l’affaire Paul Voise » est mis sur la sellette. Journalistes, politiques, observateurs, experts : tous tentent une analyse du sujet « le plus anxiogène de l’année ».

L’intention

Notre intention est de revenir sur cette affaire et ses conséquences, sur Paul Voise et son environnement, sur les médias et leur traitement de l’information. « L’affaire Paul Voise » est un fait divers ordinaire ayant bénéficié d’un traitement extraordinaire. Selon quelles considérations rédactionnelles, en vertu de quels critères journalistiques et pour quelles conséquences nationales ?

Le traitement du fait divers révèle de la part des médias un souci de délivrer une information calibrée, soigneusement formatée, de livrer au public un sujet renvoyant aux errements de la télé-réalité. Après coup, ce sont en effet les médias eux-mêmes qui parleront de l’affaire Paul Voise comme du sujet « le plus anxiogène de l’année ». Cette apparente irresponsabilité face à l’importance de l’enjeu politique est-elle innocente ? Interrogation cruciale pour la démocratie : y a-t-il eu manipulation politique ? Et si l’affaire Paul Voise avait tenu lieu de « missile de campagne » lancé en direction de millions de téléspectateurs-électeurs ?

Qui est réellement Paul Voise, le sympathique et innocent marginal qui nous a été présenté, un vieil original rappelant le Facteur Cheval ou la victime d’une obscure vengeance ?

Si Lionel Jospin avait été qualifié au second tour, il est probable que les faits auraient été vite oubliés, jamais décryptés ou analysés. Cette fois, les rédactions des télévisions, des radios et des journaux doivent, elles aussi, rendre des comptes ou pour le moins s’expliquer. Toutes ont diffusé ce sujet, relayé cette information, travail journalistique discutable mais montage parfait.

Une autopsie

La caméra fouille les ruines de la maison de « Popol », passe le quartier et la ville d’Orléans au crible. Le film montre des portraits de voisins, de proches, de politiciens ou de journalistes s’exprimant sur l’affaire. L’objectif capte les ambiances, cerne les formes et les ombres sur le théâtre du drame.

Si le traitement médiatique de l’insécurité relève de l’inconscient collectif, alors la psychanalyse devrait nous préoccuper. Si le politique s’est emparé de « l’affaire Paul Voise » pour l’affubler d’un certain sens, alors la sémiotique devrait nous aider à le déchiffrer. Si « l’affaire Paul Voise » nous questionne tous diversement, alors la philosophie devrait nous donner ce qu'il faut pour mener une réflexion citoyenne commune. Si « Popol » est un épouvantail agité au visage de la société, alors l’anthropologie sociale devrait aider à faire tomber les masques.

La postérité de l’imposture

Depuis 2002, Nicolas Sarkozy se vante de succès remporté dans la lutte contre la délinquance. Sur quels arguments fonde-t-il l’appréciation de sa réussite ? L’analyse des quatre domaines de la politique gouvernementale en matière de sécurité faite dans le film — la politique du chiffre, la production législative pénale, la prévention de la délinquance, la vidéo-surveillance — permet de mettre en lumière la supercherie à l’œuvre dans cet exercice d’autosatisfaction.

Une fois de plus, la recommandation de Victor Hugo quand il écrivait, il y a déjà 150 ans, sur le chemin des aléas de la médiatisation culturelle * : « Ouvrez des écoles vous fermerez des prisons », reste hautement ignorée par la classe politique actuelle qui préfère les recettes du populisme et de la démagogie pour séduire un peuple de plus en plus contrôlé et menacé par l’ignorance. « Nos » politiques auraient-ils également oublié Bertolt Brecht, qui dès l’après seconde guerre mondiale nous avertissait ** : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » ?

Simon Guibert
(mars, 2012)


Notes

* À vrai dire, la source de cet aphorisme cité sous différentes formes syntaxiques par plusieurs personnalités littéraires et politiques françaises et anglaises, à la fin du XIXe siècle et depuis, est prêtée à Victor Hugo, mais elle reste introuvable dans ses écrits. D'après la communication de Armand Erchadi, intitulée « Retour sur la pensée éducative de Hugo: le pédagogue déguenillé et les enfants d'éléphant », adressée le 18 décembre 2010 au Groupe Hugo (université de Paris Diderot - Paris VII, Équipe XIXe siècle) : à deux reprises Pierre Larousse, dans son Grand dictionnaire universel du XXe siècle, à l'article « École » (1870) et à l'article « Prison » (1875), permet d'attribuer ces altérations à une phrase originale de Louis Jourdan, rédacteur du journal Le Siècle (1836-1932), « Ouvrir une école aujourd’hui, c’est fermer une prison dans vingt ans. » (voir la communication source en pdf).

** Il s'agit du dernier verset de l'épilogue de la pièce de théâtre de Bertolt Brecht « La Résistible Ascension d'Arturo Ui » (1941), ajouté par l'auteur après la seconde guerre mondiale, (Bertolt Brecht, Théâtre complet, traduction par Armand Jacob, éditions de l'Arche, Paris, 1976) :

« Épilogue

  Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester
  Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
  Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde !
  Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
  Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt :
  Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde. »