2. LA RESIDENCE

La Résidence se manifeste de façon protéenne. Vous reconnaîtrez la Résidence à la manière qu'ont les habitués du Lisboa de se croiser. Les mémoires sont manquantes, et les yeux embués par le brouillard dans lequel se sont fondus les habitués du bar. On s'observe -- ce qui est indispensable en temps de campagne militaire ; mais Ici ce n'est pas le cas. Les résidents ne s'agressent pas directement, mais ont recours à des formes dévoyées de contact. Si bien que tout le monde se connaît uniquement de vue. Je parle bien de vision basse.

La surface règne en maîtresse et nivelle. Ce qui nous attirait était la science des exceptions. Tout ce qui fait exception Ici est rejeté tel un corps étranger. Ce qui signifie que la greffe n'a pas abouti. La réussite est l'acceptation d'un corps étranger. J'en déduis que le rejet est une sorte d'acceptation d'un Moi que les temps nécessitent autocrate tentaculaire. La Résidence rejette l'exception. Elle se fonde sur des rires de machines détraquées. Grand bien soit fait aux humoristes.

Cette époque aura durée peu de temps -- comparativement. Alors faut pas la ramener. " Quelles sont les marques de votre lave-machine et de votre véhicule ? "

La Résidence s'insinue, trouve une faille et s'introduit. Voilà pourquoi il est dangereux de fréquenter certains cafés. Vous aurez bientôt l'impression que tous se penchent et vous dévisagent.

Reste à définir au plus près l'étouffoir…

Les sous-entendus étouffent le signifiant. D'autre part, les résidents se foutent à peu près de tout. Ils ont élevé l'attente au rang des beaux-arts.


J'étais grillé dans une ville. Je n'avais plus de projets, à part celui de me refaire une santé -- un lifting de l'âme. Je m'étais donné une année pour retrouver la Saveur, ou avoir la force de me tuer. Où ? Ici.
On veut s'échouer avant le grand saut. Plus de place sur terre, une force me poussait vers la mer. Un soir de juin, je balançais mes acides par une vitre de bagnole. Un spasme inutile. Je ne voulais plus croiser les ombres. Mes yeux étaient rouges style bloody mary à force de fixer la télé, je ne touchais plus aux filles, et me méfiais des sentiments. Les gens que je croisais aux concerts validaient un système.

Entre la lumière et l'étoile, il y a une zone dangereuse.

Une ville était au bout. Un port aux lumières presque chaudes, enclavé au fond d'un estuaire. L'océan étalait son linceul derrière les entrepôts. Très tard : rumeur lointaine de la houle qui meurt ; éternelle lamentation de l'armée de Pharaon.

La Résidence est un carrefour de parallèles -- Dimanches jours crucifiés. Maison médicale du Pape. Ville peuplée de vampires. Voisins qui aspirent votre vérité par une trompe. Nous sommes tous voisins dans la Résidence, pas même cousins ; frères encore moins. Nous nous frôlons, nous nous heurtons poliment.

" Je suis écrasé par une présence, celle du dessous. On se croise. Et sa trompe invisible, qui inlassable m'épuise. "

Ici les papillons vivent comme des chenilles. C'est pour durer.

Non contents de se nourrir de vous, certains voisins novices dans le vice posent des écouteurs dans les fleurs des calmes appartements où se déverse l'aurore inondant des couples innocents. La Brigade des sentiments patrouille sur toutes les fréquences, et contrôle les ondes.

Evidemment il y a quelques résistants. Ils ne résisteront pas longtemps ; Cyril et Noël n'y ont pas coupé. En ce qui me concerne, d'aucunes me l'ont prédit avec un plaisir non feint :

" Tu nous enterreras tous. "

Non, ils ne tenteront pas longtemps de désarçonner le cavalier au nom tu par effroi ou par Science -- qui vont de paire chez les esprits " qui ont fait l'ange " -- un voisin-médecin leur fera entendre qu'ils sont structurellement paranoïdes. Il appellera ça des tendances. Plusieurs alternatives aux modifications de la psyché : certains moyens sont régis par des gouvernants qui ne se gouvernent nullement, d'autres sont hors-la-loi. La seule loi est celle qu'impose la terrifique Brigade des sentiments. Ne soyez pas si confiants, il n'y a pas de pouvoir autre que le sien. Ni justice, ni exécuteur, aucune triade démocratique. Vos bases ne sont pas solides, vous croyez au pouvoir monétaire, vous suivez parfois les cours de la Bourse, l'affolement des informations naviguant au millième de seconde. Vous croyez au Village Global, et c'est la Résidence.

La Résidence est l'affaire des présences. Pour vivre elles doivent dévorer -- normal. Elles se nourrissent de sympathie, d'amitié, d'empathie. Il en reste des reliefs pervertis, corrodés, en attente de hyènes. Les voici. Elles tournent. Les créatures.