www.criticalsecret.com n°6/ cinématographies


Musiques électriques populaires amplifiées
disparition de la matière sonore et perte de l'image
Eugène Lledo











Matière sonore et effets d'absence


Certains aspects de l'interprétation et du jeu rythmique des musiques populaires telles que le rock supportent difficilement l'analyse. Les traits répétitifs y sont interprétés comme des ressassements stériles ou des clichés. Ces musiques sont souvent appréhendées comme purement fonctionnelles, leur existence ne reposerait que sur un fondement social.

On ne peut reconnaître au musicien un geste esthétique sans comprendre sa démarche et expliciter la grammaire musicale qu'il met en oeuvre.

L'observation participante nous a permis de tenter diverses interprétations et éclairages dont cette réflexion sur la disparition, savamment utilisée comme outil de fabrication, de structuration mais aussi de promotion des oeuvres

Dans le jazz, Charlie Parker ou l'inclassable Rolland Kirk avaient déjà fasciné les spécialistes par leur art de la suggestion dans le flux mélodique de leurs improvisations. L'un des caractères les plus remarquables de ce langage de la composition instantanée réside dans des notes jouées furtivement, souvent à demi volume, qui permettent de structurer le discours par des liens évanescents. Cet art de l'évocation est structuré autour du concept de note morte dont certains bassistes électriques feront, après Jaco Pastorius (cf. sa version de Donna Lee), un usage intense. *(1)son AfriqueGtrLoop / son Afrique GtRos

De nos jours, ce que l'on désigne sous le terme générique de slap, est une approche très percussive de l'instrument caractérisée par une hiérarchisation des notes, l'utilisation d'une mélodie de timbres -- comme si la basse reproduisait un assortiment de percussions aux sons voisins --, et un emploi intensif du micro silence comme mode de production du groove.

Ces nouveaux horizons poursuivent une émancipation amorcée par Paul Mac Cartney au sein des Beatles. Dépassant l'accompagnement faisant alterner la fondamentale et la quinte, le poly-instrumentiste avait su sortir la basse de son rôle secondaire. Cette nouvelle donne stylistique était caractérisée par l'utilisation de contrepoints élaborés et un sens de l'harmonisation s'intégrant bien au son du groupe : lignes de basse réharmonisant une séquence d'accords en mineur et progressant par degrés conjoints (line cliché) dans Something ou l'introduction au melotron de Strawberry Fields For Ever par exemple, ou encore la main gauche de Hey Jude .*partition Hey Jude

Dans un autre registre, on a même vu sous l'influence du funk, des groupes de rock fusion (à guitares saturées) se mettre à élaborer des constructions poly-rythmiques confiées à l'ensemble basse -- batterie (Red Hot Chili Peppers). La multitude de techniques de jeu désormais admise (tapping, jeu au doigt ou au plectre...) débouche désormais sur une palette sonore variée et des phrasés complexes.

Depuis le blues, l'écriture des musiques populaires électriques s'appuie sur l'utilisation d'un certain nombre d'archétypes parmi lesquels l'after beat (ou off beat) qui consiste à marquer les temps impairs (par la caisse claire par exemple), la formule appel réponse, le langage pentatonique étendu et le riff comme figure compositionnelle centrale...*(2)son rap *partition Murder She Wrote

Chaque ensemble de règles tacites détermine un style.

Ainsi le rock fusion utilise des guitares saturées avec une recherche du groove qui existe pourtant peu dans le heavy métal dont il est partiellement issu.

Pour communiquer avec un public ciblé, on escamote un ou plusieurs traits caractéristiques afin de se distinguer au sein d'un courant. Par ailleurs les codes d'écriture existent pour éviter une dilution trop rapide de la musique dans le mainstream (voir l'analyse de la naissance du rock'n roll de Paul Yonnet dans Jeux, modes et Masses).

Les bouleversements introduits au niveau de la distribution de la musique par l'Internet ne feront qu'accentuer le fossé entre le modèle économique des majors du disque, -- pour lesquelles il est nécessaire de vendre en masse des disques coûtant de plus en plus cher en marketing --, et les microstructures indépendantes qui produisent à moindres frais des disques pour des publics très ciblés. En effet, la technologie numérique permet dans la plupart des musiques de minimiser les coûts de production.

La dichotomie apparition-disparition est couramment utilisée dans les compositions intuitives des musiciens novateurs. Ainsi, même des artistes entrés dans le mainstream tels que Prince, adoptent un parti pris d'écriture ou d'orchestration qui supprime des éléments de fondations afin de conserver certaines ambiguïtés. Par exemple le début de When Doves Cry ne possède pas de ligne de basse. Cela permet au riff moteur modal (harmonisation du mode mineur naturel) joué par un clavier d'éviter la polarisation en l'absence de repos cadentiel*partition WDC .D'où un effet d'avancée perpétuelle, de spirale entêtante crée par ce riff qui sert de refrain à la chanson. Les cordes tardives, sans doute orchestrées par Michel Colombier, ajoutent une touche dramatique surtout grâce à une ligne de basse qui éclaire les accords sautillants du synthétiseur d'un jour nouveau.

Notons que le riff principal est un motif répété dont la seconde forme n'est autre que la reproduction syncopée de la première.

Avec l'utilisation massive de la technologie, les effets de superpositions sont devenus courants dans les musiques populaires. L'enregistrement multipiste puis la musique assistée par ordinateur ont permis l'accumulation d'informations sonores dans la phase de création d'une oeuvre. La phase de mixage sert souvent à donner une direction précise à l'ensemble, avec des critères de marketing parfois omniprésents.*(3) son Future

La puissance des filtres, la versatilité des effets et le caractère virtuel d'une partie jouée en midi ou dans un système direct-to-disk (Pro Tools), permettent l'accumulation, la sélection, et enfin le positionnement dans l'espace. Un processus dont les possibilités vont encore s'élargir avec la diffusion multicanal (5+1).

Il est évident que certaines parties cachées, c'est dire absentes du premier plan musical, sont néanmoins actives par leur présence sous jacente. Elles forment un contenu sonore lattent, contribuant à créer des effets psycho-acoustiques biens connus dans certaines musiques traditionnelles telles que la musique de transe des Gnawas du Maroc ou le bikoutsi des Béti du Cameroun.*(4) son bikoutsi

Les mixages sophistiqués utilisent différentes techniques d'automatisation comme celle des mutes (effet de suppression), ou des fondus par exemple. Ces manipulations entraînent la création d'empreintes sonores lorsque des lignes répétées semblent perdurer bien qu'elles aient été supprimées) un moment du mixage (The Orb, Massive Attack...).

Il semblerait également que l'efficacité de la technique du remix, qui consiste à réarranger un titre en gardant seulement les parties emblématiques, soit basée sur le fait que la perception subjective de l'auditeur a tendance à mélanger l'image sonore effective -- le son retravaillé -- et le souvenir qu'il garde en mémoire du titre d'origine.

L'impression sonore qui résulte de ce processus serait donc constituée d'un amalgame instantané qui agrège des éléments réellement présents et des traces du titre original.

Pour l'écouteur attentif, Il est parfois difficile d'accepter la disparition d'objets sonores possédant une forte charge affective.

Parfois, un effet de sens est créé par la présence réminiscente, presque fantomatique d'un élément. Par exemple, dans I Cant Get No Satisfaction des Rolling Stones, la présence dans certains mixages -- ceux des albums de compilation --, d'un piano presque country vient rappeler la genèse de la chanson : Keith Richard avait trouvé le riff à la guitare acoustique qui servit de base à l'enregistrement d'une première version non commercialisée, presque folk et au tempo plus lent.

L'écriture par strates et la saturation de l'espace sonore qui en résulte -- l'accumulation d'éléments aux contenus fréquentiels voisins -- est propice à des effets de masques. Dans ce contexte, l'auditeur est sollicité globalement sans forcément pouvoir analyser une à une les multiples stimulations auditives. Ce type de processus est particulièrement à l'oeuvre dans les musiques psychédéliques ou certaines formes de techno par exemple.

La technique de la répétition -- mutation (le groove) utilise le silence pour faire vivre des éléments répétitifs en gérant le silence et le rapport des éléments constitutifs à la division mathématique du temps. Trace prégnante des sources africaines du rock et des formes plus actuelles de la musique populaire, le groove peut être considéré comme un jeu d'équilibre autour de la pulsation où le placement précis des notes est associé à une accentuation expressive.*(5) son fou

Le groove existe également par la faculté de l'auditeur à comprendre intuitivement ou à traduire corporellement les infimes subtilités du placement rythmique et de l'articulation des sons. Ces agencements ne peuvent êtres produits par que des instrumentistes capables d'une décontraction musculaire et d'une perception parfaite, c'est-à-dire métronomique du temps.

Pour reprendre l'image de Daniel Caux parlant du swing, on peut comparer cette grâce rythmique à celle du chat en équilibre sur le toit : le félin sait se mouvoir souplement, contrôlant son centre de gravité, sans jamais perdre son équilibre. Cependant, la poésie n'est effective que si un observateur est là pour apprécier le geste.

Tout musicien sait que chaque musique a un groove particulier, lié au style rythmique qui lui est propre. Un batteur Antillais percevra peut être le percussionniste Brésilien comme trop devant le temps. Un guitariste de rock semblera peut être en retard à un joueur de kora Sénégalais...*(6) *(7) son loopseul / son soul

Les musiques électroniques ont une tendance à utiliser massivement la fonction quantise (correction automatique du temps). Le côté aléatoire du groove est donc dans ce cas gommé au profit d'une esthétique mécaniste.*(8) son akaï

Du côté de l'instrumentation, certains musiciens ont choisi sciemment de faire disparaître des éléments emblématiques de l'instumentarium. Ainsi, pour des raisons diverses, des groupes aussi différents que Les Cramps, Les Doors, ou en France Les Béruriers Noirs, ne possédaient pas de bassiste sur scène.

Les Doors sur scène étaient composés d'un chanteur, d'une guitariste, d'un batteur et d'un organiste qui jouait à la main gauche, des parties de basse à l'aide d'un petit piano électromécanique Fender prévu à cet effet.

A ces débuts le groupe improvisait énormément sur scène et la limitation à deux instruments harmoniques permettait les dialogues sans filet, et les modifications instantanées de la trame initiale. Jim Morrison étant habitué à partir dans de nombreuses digressions poétiques et sonores, il s'agissait pour les musiciens d'instaurer des climats, en suivant coûte que coûte le leader pour conserver l'impact cathartique de cette musique vivante (les étirements improvisés du double, l'album Absolutly Live en témoignent).*partition Light My Fire

Remarquons que cette formule libérée est utilisée dans le jazz sous la forme du trio piano basse batterie (ceux de Bill Evans...) et dans le rock dans le power trio batterie- basse / guitare (Jimmy Hendrix...).

Dans un tout autre registre, les Béruriers Noirs, un groupe héritier du punk, fleuron du rock alternatif engagé français, avaient également choisi le minimaliste. En jouant sans basse et sans batterie acoustique, la formation de base s'appuyait sur un guitariste amplifié (par un petit ampli bas de gamme), un saxophoniste très naïf dans son jeu et une boîte à rythme structurant le tout. L'ensemble avait pour fonction d'ériger un mur du son supportant des chanteurs comédiens dans une dramaturgie presque fellinienne.

Produire un son nouveau, c'est parfois amputer. Le groupe Morphine, trio atypique composé d'un bassiste chanteur, d'un saxophoniste baryton et d'un batteur avait pour particularité d'utiliser une basse à trois cordes, jouée comme une guitare en accord plaqués.

Dans le même registre, l'idée de Peter Gabriel pour son album éponyme fut de faire jouer le batteur Phil Colins sans cymbale, uniquement sur les fûts de sa batterie et sa pédale charleston. La référence aux rythmes tribaux n'en devenait que plus évidente et l'intérêt du chanteur pour les musiques du monde le poussa par la suite à créer le label Real World.


La perte de l'image

Le groupe Genesis est justement un bon exemple de rapport entre la perte de l'image et les gains qui peuvent en résulter. Peter Gabriel a commencé par habiller les chansons du groupe d'une théâtralité assez nouvelle pour l'époque (masques, mimes, mise en scène des chansons...). Dans les années 1970, on essayait de vendre plutôt la musique que son packaging ; les membres du groupe ne valorisaient pas à proprement parler leur image. Sur les photos, ils avaient l'air d'étudiants en art après une grasse matinée. L'attrait visuel était constitué de la seule performance scénique du chanteur, appuyée par la composition des lumières. Le travail graphique des pochettes contribuait également instaurer un certain climat sans être un argument de vente ostentatoire. Avec la monté en puissance de l'industrie du disque, la promotion de l'image de l'artiste est devenue une question centrale et parfois un facteur de succès commercial. Après le départ de Peter Gabriel, Genesis, dinosaure d'un autre âge, a poursuivi sa carrière en mutant. D'un groupe à tendance arty, il devint une machine à tubes pourtant sans façade. La perte de son chanteur vedette n'a pas empêché le groupe de pérenniser ses ventes à la faveur de son savoir-faire dans l'écriture de chansons taillées pour les radios FM.

Une des scènes les plus fameuses du film Spinal Tap, qui raconte la carrière d'un groupe imaginaire, a presque la valeur d'un chapitre d'un manuel de sociologie de la tendance interactioniste symbolique (Howards S. Becker Outsiders) : le groupe, réuni autour d'une table pour un brain storming ubuesque, cherche LE concept visuel qui fera redéconner sa carrière mal en point.

Si le chanteur est souvent sous les projecteurs, on a souvent constaté une stabilité de la vente des disques, et plus globalement la réussite d'une "marque musicale" quand bien même les éléments créatifs aient quitté le groupe. " Pink Floyd a perdu tout à tour Syd Barret et Roger Waters sans que cela ait brisé son succès commercial. (Supertramp n'as pas été gêné par le départ de son chanteur et compositeur emblématique : Roger Hodgson).

Si le son d'ensemble est respecté et le concept visuel ou médiatique est conservé, il semblerait que le consommateur du rock main stream soit capable d'acheter de manière compulsive et fétichiste des images musicales.

Dans la dance music, il est même arrivé qu'un producteur soit obligé de changer les interprètes d'un groupe pour des problèmes de contrats sans que le public ne s'en aperçoive !

Créer puis exposer l'icône est souvent une obligation, vendre en faisant de l'absence d'image humaine un argument peut être aussi un contre-pied vendeur.

Ainsi on ne connaît pas les visages des deux membres de Daft Punk, groupe de musique électronique de la région parisienne. Leur succès est planétaire bien qu'ils n'apparaissent seulement que derrière des masques futuristes. Ils peuvent ainsi renouveler leur image à loisir, sans la contrainte d'une apparence physique dont la malléabilité a des limites.

Les musiques électroniques magnifieraient-elle l'absence et la disparition ?

Disparition de l'artiste (des artistes qui changent de nom au gré des projets), disparition des instruments de musique (le sampler roi), disparition des compositeurs (musique de l'emprunt, de la référence), disparition des concerts (la représentation est déléguée à des formes virtuelles comme le jeu des DJ), disparition des supports (dématérialisation sur Internet), disparition des spectacles vivants ?

à l'époque de la contre-culture, supprimer son image constituait un acte signifiant. Le groupe américain underground The Résidents apparaissait sur scène avec des masques, essentiellement pour garder une totale liberté sur leur musique (remplies d'attaques iconoclastes) et probablement aussi pour ne pas faire le jeu de l'art spectacle. De son côté, le producteur Phil Ramone a choisi la réclusion volontaire comme l'ancien leader du Pink Floyd, Syd Barrett.

En France, la non-image a le vent en poupe avec des artistes sans fard, proches de leur public comme Louise Attaque ou Jean Jacques Goldman. Elle s'oppose à la starisation d'une Mylène Farmer qui dissimule son image réelle derrière son concept visuel et refuse toute information sur sa vie personnelle.

Dans le rock, la liste des artistes prématurément disparus est longue : Jimmy Hendrix, Jim Morisson, Janis Joplins, Bob Marley, John Lennon, Jeff Buckley, Marvin Gaye... Mais on sait désormais faire revivre les saints musicaux grâce au miracle de la technologie : Bob Marley sort un disque fait de duos virtuels, les Beatles se reforment pour accompagner John Lennon le temps d'une chanson (Free As A Bird) les Doors réenregistrent avec Jim Morrison qui dit des textes poétiques dans An Américan Player sans parler des nombreux albums posthumes...

Il y a quelques mois à peine, les passagers du métro parisiens auraient pu croire un instant à la théorie de la faille temporelle : les affiches proclamaient que Elvis était sur scène vivant avec ses musiciens et que le groupe ACDC triompherait bientôt dans une salle parisienne...

Dans les années 1960, un mythe fondateur avait annoncé ces résurrections digitales. La rumeur de la mort fictive de Paul Mac Cartney des Beatles était sans doute un signe avant-coureur. Après avoir renoncé à changer le monde, le rock est prêt à canoniser des musiciens devenus icônes médiatiques.

« Nous sommes plus célèbres que le Christ » avait affirmé John Lennon : donc immortels ?

E. L.


© Recherche/ tous les contenus inédits ou non gracieusement offert par les auteurs sous leur copyright ; sauf criticalsecret reproduction interdite.