UTOPIE
NE S'EST PAS ECRIT AU FUTUR
par Daniel Guibert
Il
y a comme un paradoxe demblée : Utopie ne
sécrit pas au futur. Ce nest pas un projet, cest
un acte. Le paradoxe nest que superficiel, si lon évoque
le contexte où se trouve la clé de la fondation de
la revue, en 1967.
Si Utopie revendique
alors comme fondement la « culturutopique », cest
immédiatement pour lui assigner une fonction critique de contre-culture
politique. Le groupe Utopie sen explique, à Turin, en 1969 : « Nous
refusons toute parenté avec ces formalistes visionnaires. Notre position
est théorique et stratégique. Il ne sagit pas dalimenter
un nouvel imaginaire, un nouvel espoir révolutionnaire. Fi du messianisme
révolutionnaire ! »
Utopie se pose dabord symboliquement
contre la culture anti-utopique des partis « de gauche » et
leurs « formes aliénées de lutte », culture
anti-utopique dappareil qui prend racine dune lecture « réaliste » de
Marx et de lécrit circonstanciel dEngels, sur la distinction
entre socialisme utopique et socialisme scientifique, le dernier y prévalant
sur l'autre et notamment tenant une affinité évidente avec l'organisation. *1
Cette lecture, confortée par Lénine et
Trotsky, est donc demeurée non seulement celle idéologiquement
conditionnée des appareils néo-staliniens que sont restés
nombre de partis communistes proches du Kremlin, mais encore celle de tous les
petits appareils néo-léninistes, néo-trotskistes et maoïstes
dits gauchistes, qui fleurissent à lépoque du mouvement de
solidarité international contre la guerre du Viet Nam. *
Alors quà la base subsiste
la pureté salvatrice autant que refondatrice dun socialisme scientifique
non utopique, en fait, tous ces nouveaux appareils avant et après 1968
revendiquent, contre les Partis communistes parlementaires, un dispositif théorique
revisité pour justifier leurs leaders ou bureaucrates syndiqués
ou organisés. Loin du marxisme-léninisme se trouvaient et se trouvent
encore les situationnistes, bientôt dissous (1969) ; loin du situationnisme
se trouvera Utopie, qui d'emblée suit sa propre voie matérialiste.
Cette
mouvance informelle du contre, cooptée parmi des architectes
et des urbanistes, des sociologues et des philosophes, tous rédacteurs
anonymes plutôt que signataires mais dont les noms (certains
de passage) figurent aux listes de chaque comité de rédaction,
sassemble donc dun anti-appareil et dun droit à lutopie
sans délai, dont elle fait son titre.
Plus significatifs, deux fronts singuliers de la pensée
de limmédiat sont ouvert, deux fronts non séparés,
intégrés dans une même praxis : une sociologie
politique de la vie quotidienne, une sociologie politique de lurbain.
Ce regard sur lurbain vivant, vital, urgent, ne ressort
pas non plus à un u-topos idéal, ni à un simple décor
de théâtre formaliste. Lurbain ici se pense comme larène
matérielle et réelle des luttes, contrôle et subversion où larène
même constitue lun des enjeux de ce territoire, et non des moindres.
Au modèle mythique alors ambiant de la guerre populaire des campagnes
asiatiques contre les villes occupées par lennemi impérialiste,
se substitue le point de vue de la guérilla urbaine, la lutte de lintérieur,
l'entropie, le détournement de l'utilitaire, concrètement et symboliquement,
depuis la structure de penser jusqu'à l'Équipement, pas à pas,
rue par rue, passages et venelles de la ville comme des idées, engageant
limplosion de tout le dispositif de l'organisation sociale. La fin de la
valeur. Ce que nous voyons réalisé de soi, aujourd'hui.
En
ce non-lieu et non redite quest Utopie, pas plus de
projection passéiste que de projection futuriste ne motive
de fixer la réflexion par lécrit ou limage ;
lillusion même de voir, à terme, lÉtat
libéral dépérir ne dure point ; c'est sans
tarder l'économie politique dans toutes ses occurences qu'il
est donné de voir disparaître, avec le système
de la production en quoi consiste une des fulgurances d'Utopie de
l'avoir réfléchi, d'avoir réfléchi que
le terrain de l'expérience institutionnelle pour aventure
critique allait défaillir sous nos pas : parce que la société et
le pouvoir allaient changer de sens.
À la différence des apparatchiks gauchistes
et de leurs bureaux politiques, la conquête de lun quelconque de
ces appareils extérieurs reste aussi bien hors des fins, calculées
ou non, d'Utopie (l'avenir respectif de ses membres en atteste). Une conviction
contrariante sans doute porte et emporte la « revue »,
qui nest ni re-visitation ni ré-vision ni ré-pétition :
au-delà de toute idéologie dappareil et de désir de
pouvoir, la puissance transgressive de la pensée radicale, par son dispositif
théorique en miroir loin de l'engagement utile, doit se suffire pour faire
monde politique. Utopie sy exercera jusquà lépuisement.
Ses écrits sont à ce point illimitrophiques en
leur inscription pratique, quils restent actuellement la proie des institutions
néo-politiques, notamment de leurs affldés déclarés,
ou occultes, recyclés dans l'administration qui oeuvre à sa muséification
morbide, qui tenta de la vendre aux plus offrants collectionneurs ou fondations
Outre-Atlantique. Mais Utopie veille sans doute plus vive que morte et
encore a dit « non ».
Certes,
toutes les lignes résurgentes des utopies connues et celles
restituées à plaisir traversent la texture d'Utopie,
mais comme autant de leviers ou de coins n'aidant qu'au surgissement
dune pensée autonome. Aucune de ces lignes, ni même
les siennes, ne prendra le pas sur ses autres. Faire table rase du
passé et réduire le référent à une
tête dépingle autistique n'y séduit pas
plus que la modélisation dun futur transcendant. C'est
la singularité, le seul paradoxe restant inexplicable et toujours
inentamé, dUtopie : la fiction cultivée
de limmédiat, non projective, constitue son art martial,
sa discipline ascétique, sa subtile lucidité.
Plus quune morsure du présent, car sans fins assignées à la
moindre conquête, mieux encore vouloir sans fin penser par l'exercice de
tous les champs de la connaissance disponibles, Utopie active limmédiat
dans sa brisure avec l'histoire. S'actualise ainsi un vouloir-désigner
ce qui peut engager laccident de la pensée comme surgissement. Cest
cela lutopie dUtopie : fictionner radicalement au quotidien
lévènement.
Cette
manière activiste de réfléchir culmine dans
une forme textuelle, dans un régime du dépassement
par la transduction des points de vue, dans le refus des « Cent
fleurs » comme des « Mille plateaux »,
dans lécart au confort dune généalogie
des « hétérotopies » comme des
archéologies du savoir, à l'écart de la Recherche
Institutionnelle, dans lanti-dialectique.
Cette mouvance informelle et ce front du refus des pensées
politiques et philosophiques déjà devenues néo-conformes,
suggère que chaque écrit ne vaut que dans sa capacité à provoquer
de lirréversible. Lavancée dun changement détat
critique de la pensée, plus encore saisi qu'il n'est déjà pressenti,
le plaisir de la montée aux extrêmes et la jouissance dune
méta-stabilité de linacceptable. Utopie désigne
un monde qui sera plus incroyable encore.
Il
faut tout relire pour suivre ce désoeuvrement de la mise en
oeuvre d'une écriture radicale, ainsi que la métamorphose
d'une émergence paroxystique de paralogies et de parataxies
incendiaires, jusqu'à son épuisement sacrificiel et
sa diffraction sans reproduction (autrement qu'utilitairement productive).
Quelques textes ici font signe de cette chronotopie ; ils ne peuvent
suffire. Seule la réédition complète et prochaine
pourrait subvenir à comprendre.
Restent les objets-Utopie imprimés qu'il faut
montrer, revues et plaquettes, tracts, du bel ouvrage (parfois auto-imprimé),
qu'il convient de sortir en actualité manifeste toujours gênante,
donner à percevoir la forme changeante qui n'est pas de « revue » courante.
Les objets-Utopie sont pensés et pensée
; ils contribuent à la facture-fracture d'Utopie. Ils se veulent d'exception,
contre le misérabilisme populiste de l'objet politique ouvriériste,
ou contre le « chic » des objets para-universitaires des grands éditeurs,
dans le même environnement contemporain. Ils cherchent la faille et la
trouvent en cohérence dans le moindre de leurs détails graphiques
ou typographiques comme dans la subtilité du support d'impression, dans
les manières d'ancrages savants et la mise en page circonstanciée
de sa matière écrite, dans son papier, dans la publication et la
diffusion pour quotidienneté.
Toutes choses dont il est difficile de rendre compte
par ce qui se trouve mis en ligne. La version virtuelle de l'édition et
de la diffusion sur Internet ont leur charme et sont précieuses, voir
nécessaires, mais ne suffisent pas ; ces éditions ne sont pas interchangeables
: c'est pourquoi nous la restituons volontairement en images et incomplète
(comme toutes les archives de l'ère technique publiées dans la
revue criticalsecret).
Les revues papier d'antan demeurent actuelles même
si on les touche rééditées : rappel d'accident "inoxydable" sous
la matière périssable n'est pas couper-coller, ni enregistrer-témoigner-sauver.
Contre le conformisme ou la négligence de la
pensée de l'instant, contre toute tentation négationniste, sans
doute paraît-il être l'heure de dire qu'il faut renouer les fils
de ce qui se trame toujours de notre présent face aux grands programmes
qui nous font leur objet. Car Utopie ici, encore et maintenant, ni ne se réalise,
ni ne s'écrit au futur.
D.G.