www.criticalsecret.com n°6/ cinématographies

L'éternel retour de l'immanence
le-devenir-vers-la-mort dans le Don Giovanni
de Joseph Losey

Colin Gardner


traduction Isabelle Cordonnier










Mettez l'honneur dans un oeil et la mort dans l'autre et je regarderai les deux indifféremment.
William Shakespeare, Jules César


Je suis fait de la substance du temps. Le temps est une rivière qui m'emporte mais je suis cette rivière ; c'est un tigre qui me détruit mais je suis ce tigre ; c'est un feu qui me consume mais je suis ce feu.
Jorge Luis Borges(1)







A plusieurs égards, le film réalisé par Joseph Losey en 1979 sur le Don Giovanni de Mozart est son Testament artistique. Il synthétise nombre des thèmes-clé de la longue carrière du réalisateur (32 films au cours des 36 années entre 1948 et 1984), en particulier son mélange de théâtralité, de réalisme, la manière dont il récapitule la relation maître-valet qui structure des films typiquement Losey comme La gitane et le gentleman (1957) et Le serviteur (1963), le sous-texte d'homosexualité refoulée, comme son illustration ontologique d'un désir dionysiaque débordant composé à parts égales d'impulsions contagieuses et d'une affirmation hédoniste de la mort. Dans ce cas toutefois, l'aspect primordial vient d'en haut, sous la forme d'une aristocratie déclinante, au lieu de venir du milieu favori de Losey, celui d'une classe ouvrière en voie d'intégration. Comme le dit à juste titre Ciment :


Il semblerait que l'on ne peut pas vous offrir un opéra plus approprié aux préoccupations [de Losey]. De tous les opéras de Mozart, c'est le plus ambigu au sens où Don Giovanni peut être vu d'un point de vue négatif, appartenant à une classe qui va bientôt mourir mais, en même temps, il présente des valeurs positives : il rejette la société, il profite de chaque moment de la vie, il soutient l'individualisme.(2)



De plus, comme le prouve aussi la citation extraite de L'Etat et la société civile d'Antonio Gramsci mise en exergue : « l'ancien est en train de mourir et le nouveau ne peut naître ; dans cet inter-règne apparaissent une grande variété de symptômes morbides. » C'est dans ce fossé spatio-temporel ' entre ' des souveraineté établies que Losey accomplit son travail le plus irrésistible, car la mise à distance aporétique de la dialectique permet aux désirs libidineux d'éclater à la surface et d'engloutir les frontières impératives de la société ( et des films).


Comme M. Klein auparavant (1976), dans lequel Losey dépeint sans broncher la collaboration et l'indifférence en France sous l'occupation allemande de la Seconde guerre mondiale, Don Giovanni revêt la forme d'une fable téléologique. Les deux films opèrent un réalignement du manichéisme habituel chez Losey avec l'historicisme hégélien, par un devenir-vers-la-mort transformatif. Dans le même temps, par la vertu de sa circularité ontologique, Don Giovanni dissémine une image-temps radicalement différente qui annihile la temporalité causale en faveur d'une multiplicité de différence.


Ce n'est probablement pas un hasard si la première de Dramma giocoso (tragédie amusante) de Mozart et Lorenzo Da Ponte a eu lieu à Prague le 28 octobre 1787, à peine trois ans après Les 120 jours de Sodome du marquis de Sade, et deux ans avant la Révolution française. Cela le place, du point de vue historique comme thématique, entre ses deux forces motrices : les pulsions libidinales transgressive et sans retenue du libertin et la croyance égalitaire du siècle des Lumières dans les propriétés universelles de la raison dialectique. Don Giovanni lui-même incarne cette synthèse malaisée entre de forces apparemment incompatibles : il est à la fois pathologique, mu par les désirs inconscients de la chair mais il professe également une foi fervente dans les principes organisationnels et classificateurs des sciences rationnelles. Dans un passage révélateur du Don Juan de Molière (1665), une des sources majeures du livret de Da Ponte, le serviteur du Don, Sganarelle (une première version de Leporello) découvre que son maître est un athée convaincu, refusant de croire tant au paradis qu'à l'enfer, le diable ou la vie après la mort :


« Sganarelle
- A quoi croyez-vous ?

Don Juan
- Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre font huit.

Sganarelle
- Voilà une belle chose à quoi croire ! Quels beaux articles de foi ! Votre religion n'est rien d'autre que de l'arithmétique.
»(3)



Cette flamme rationelle de Lumières brille aussi fort chez cet autre libertin célèbre, le marquis de Sade. Gilles Deleuze argumente par exemple, que « chez Sade, nous découvrons… une approche naturaliste et mécanique imprégnée d'esprit mathématique. Cela explique les répétitions incessantes, le processus quantitatif réitéré des illustrations multipliées et l'empilement de victime sur victime, retraçant encore et encore les milles cercles d'un argument solitaire irréductible. » (4) Ceci est à mettre en parallèle avec la propre puissance de démonstration libidinale de Don Giovanni au travers du catalogage et des descriptions. L'opéra a peu de scènes de sexe mais présente au contraire un constant pointage des exploits : mécanique, impératif, répétitif. Nous le voyons brillamment illustré dans le film de Losey avec le fameux aria de Leporello, Madamina, il catalogo e questo. Après que Donna Elvira, (Kiri Te Kanawa) abandonnée et pleine de vengeance, lui a reproché ses infidélités, Don Giovanni ( Ruggero Raimondi) demande à son serviteur de le débarrasser de cette ' harpie ' qui le harcèle en révélant la pleine mesure de sa débauche (5) de toute une vie. Chanté en ré majeur (le mode de Don Giovanni), cette tirade comprend un récapitulatif détaillé de chacune de ses conquêtes, diligemment consignées dans plusieurs registres dépliés sur le sol :


En Italie, 640. En Allemagne, 231. 100 en France, en Turquie 91. Mais en Espagne, maintenant 1003. Des paysannes, des servantes et des filles des villes. Des comtesses, des baronnes, des marquises, des princesses, des femmes de tout rang. De toute forme, de tout âge.



C'est l'index quantitatif du Corps-sans-organe de Don Giovanni, une multiplicité qualitative normalement incommensurable qui est non seulement traduite dans des statistiques classifiables mais aussi en une représentation visuelle de ces statistiques, exprimée dans le pli du concertina baroque « qui se déploie jusqu'à l'infini. »


La figure du libertin est dès lors le paradigme d'une aporia ou impasse innée qui réside au coeur de l'episteme des Lumières. Elle suggère qu'en poussant le mécanisme mathématique et classificateur de la raison jusqu'à sa conclusion logique, l'on risque de brider de manière concomitante les forces libidinales destructives et extrêmement dangereuses qui le sous-tend : en fait d'incarner la pulsion dionysiaque refoulée qui hante l'esprit orphique/pythagorique qui tente de l'apprivoiser et de le conceptualiser. En ce sens, l'opéra de Mozart est le pendant idéal de M. Klein, parce que si ce dernier dévoile le résultat logique-mais-barbare de la combinaison du devenir-animal avec le devenir-machine ( les deux puissances jumelles de la Solution finale), Don Giovanni est un signe avant-coureur tout aussi sinistre d'un auteur de la fin du dix-huitième siècle : la Terreur de Robespierre. Tout comme la quête du Don pour le plaisir et les statistiques se termine dans un enfer allégorique, en tant que représentant des Lumières, son destin sert d'acte d'accusation de toutes les forces morales et intellectuelles qui l'ont produit et nourri. Comme l'a souligné la spécialiste de Mozart, Brigitte Brophy,


En dépit de toutes ses intentions, le siècle des Lumières s'est effectivement terminé en enfer. En d'autres termes, il s'est fini dans la Terreur, qui a englouti la foi sociale bienveillante de la Révolution française et qui était l'enfer déchaîné, dans le sens précis où Don Giovanni est emporté par les forces de l'enfer à la fin de l'opéra. Comme Don Giovanni, les Lumières ont été les victimes de forces souterraines, dans le sens de forces inconscientes. La Terreur a été une éruption de toutes les puissances anti-raison et anti-bienveillantes de l'esprit humain, dont les Lumières avaient continuellement nié et refoulé l'existence.(6)



L'impasse entre l'immanence (impulsion) et la contradiction (dialectique rationnelle) fournit de toute évidence un terrain fertile pour Losey. Et cela, en dépit du fait que, bien qu'adorant la musique de Mozart, il n'a jamais été un passionné d'opéra et, « à l'étonnement général de tous les acteurs du film, il n'avait jamais assisté à une représentation sur scène de Don Giovanni.(7) » Son intérêt pour le projet résidait moins dans l'opéra per se que dans le personnage de Don Giovanni lui-même et dans la perspective séduisante de tourner en Italie du Nord. Cet excitation initiale a été déclenchée par le metteur en scène de théâtre suisse Rolf Liebermann, qui était à l'époque administrateur général du Théâtre national de l'Opéra de Paris et avait été le directeur du Stadt Opera de Hambourg. L'idée originelle de Liebermann était une version filmée de Don Giovanni, avec des partitions pré-enregistrées qui aurait été tournée exclusivement autour et dans Vicenza, plus précisément dans des villas, palais, églises et théâtres de l'architecte de la Renaissance, Andrea Palladio (1508-1580)(8). Le contexte palladien attirait particulièrement Losey parce qu'il avait prévu d'y situer Galileo, jusqu'à ce que les restrictions budgétaires le forcent à tourner le film en studio. (9)


En tout, douze sites furent utilisés dans la région de Vicenza, avec des extérieurs tournés sur les îles vénitiennes de Murano et Torcello, des lieux présentés comme hantés dans Eve. La basilique de la ville et ses arcades représentaient la maison de ville du Commandeur, le duel fatal entre le vieil homme et Don Giovanni a été tourné sur la Piazza dei Signori, au centre-ville, sous les arches de la Loggia del Capitanio. La maison de campagne de Don Giovanni est situe dans l'imposante villa d'été de Palladio, La Rotonde, et les villas voisines de Valmanara et Caldogna devinrent les demeures de Donna Elvira et Donna Anna respectivement. Losey mélangea et assortit les architectures et les localisations de manière à créer délibérément une topographie fictive de façon à, par exemple, donner l'impression que l'on puisse approcher de la Rotonde, pourtant enclavée, par un canal. Ces licences artistiques ne portent pas atteinte à la pureté classique de la vision palladienne parce que la plupart des villas ont déjà été stylistiquement abatârdisées par d'autres mains.(10)


Qui plus est, cette mésalliance de styles est en fait l'expression parfaite de la dynamique centrale de l'opéra lui-même. La prédilection naturelle de Palladio pour l'ordre, la symétrie et l'équilibre, dans lesquelles des perspectives spécifiques sont répétées par des doublons architecturaux et des effets de miroir, fonctionne comme un contre-poids sur-déterminé au chaos libidinal hystérico-maniaque se déroulant à l'intérieur. Les personnage sont ainsi carrément encadrés par des fenêtres, embrasures de portes et arches, ou positionnés précisément en relation avec la perspective immaculée du paysage environnant. D'un autre côté, les ajouts de peintures de Louis Dorigny emplissent la villa de Don Giovanni de représentations mythologiques païenne et chrétienne, créant ainsi un conflit thématique entre les excès dionysiaque et l'ordre apollinien, le baroque et le classique, le mouvement et le statisme, comme si le débat stylistique célèbre de Heinrich Wölfflin avait été resitué sous forme d'un champ de bataille représentationnel et architectural (11). Losey triture la dialectique dans son sens, en laissant les acteurs alternativement chercher noise (dans des suites de séquences longues, fluides) et s'enferrer dans des compositions formelles qui ne sont ni théâtrales… ni consciemment picturesques (les scènes des barges transportant les personnages à travers les marais vénitiens) (12).


En plus des villas, Losey tourna deux scènes sur la scène du Teatro Olimpico, que Palladio laissa inachevé à sa mort en 1580. La caractéristique la plus unique de ce théâtre fut toutefois ajoutée bien plus tard par le décorateur du film, Vincenzo Scamozzi. Elle consiste en une série de rues “en pente”, flanquées d'arcade, de piliers, de statues qui partent en éventail du centre du premier plan vers l'arrière de la scène, créant ainsi une sensation extrême de profondeur spatiale et de point de fuite. Cela permet aux personnages d'être isolés sur le plan spatial tout en étant visibles pour le public. Losey utilise ce décor pour le début de l'ouverture et le sextet de l'Acte II, quand Leporello déguisé est pourchassé par les vengeurs de Don Giovanni. En fait, ce sextet est la seule scène jouée comme de l'opéra lui-même (par opposition au cinéma pur) dans tout le film.


Cet élément plus que dramatique, avec sa connotation de simulacre et de dissimulation émotionnelle excessive, est crucial dans la lecture de l'opéra par Losey. Il l'utilise, nous le verrons, pour souligner la théâtralité innée des excès licencieux de Don Giovanni, forgeant un pacte entre l'image d'un théâtre psychologique mis en scène et une profusion libidinale impossible à représenter qui transgresse et, de manière ultime, usurpe les codes mimétiques les plus transparents des autres protagonistes. Selon Foucault, c'est une ruse typique du libertin, car bien qu'en état d'excès par rapport à la Loi, il veille à prévoir et annoncer ses excès en ordonnant méticuleusement ses représentations discursives :


Le libertin est celui qui, tout en cédant à toutes les fantaisies du désir et à chacune de ses furies, peut, mais doit également, illuminer leur moindre mouvement par une représentation lucide et délibérément élucidée… chaque représentation doit être irrémédiablement parée de vie dans le corps vivant du désir, chaque désir doit être exprimé dans la pureté de la lumière du discours représentatif. D'où cette séquence rigide de 'scènes' (chez Sade, la scène est la débauche soumise à l'ordre de la représentation) et, au sein de ces scènes, l'équilibre méticuleux entre la conjugaison des corps et la concaténation des raisons.(13)



C'est ce pacte nietzschéen esthétisant entre la licence et la représentation théâtrale qui fait du Don Giovanni de Losey un drame spécifiquement baroque. Son opacité innée produit nombre des paramètres structurels et thématiques dont nous avons discuté au sujet du trauerspiel benjaminien. Parmi ceux-ci, on trouve le complot labyrinthique, le vertige du spectacle produit par les machinations de l'intrigant, le manque concomitant de souveraineté claire, le ralentissement puis la dissolution ultime du temps mesurable et, enfin, une disgrâce terrestre suivie du désir subséquent d'une souveraineté spirituelle unificatrice par appel aux plus hauts pouvoirs de Dieu (ou, l'intervention divine faisant défaut, encore plus d'artifices théâtraux).


Cette connexion historique avec le baroque ne doit pas nous surprendre car, bien que Da Ponte (1749-1838) se soit clairement inspiré de Molière (le créateur originel de Donna Elvira), comme d'un livret de 1787 par Giovanni Bertati ( pour le Don Giovanni Tenorio de Giuseppe Gazzaniga), le personnage du Don trouve sa véritable origine dans un drame de la fin du baroque, El burlador de Seville, y convivao de piedra (The Rogue of Seville, 1630), par Tirso De Molina (14). Tirso était le pseudonyme du Frère Gabriel Téllez (c1583-1648), qui souscrivait aux idées influentes de Lope de Vega sur le théâtre, insistant sur la théâtralité ouverte comme un mélange divertissant et dynamique de tragédie et de comédie.


L'élément le plus important dans la pièce de De Molina que l'on retrouve quaisment intact dans le livret de Da Ponte et le film de Losey est les intrigues obstinées de Don Giovanni contre la souveraineté patriarcale. Nous avons déjà noté le rôle important de l'intrigant - der Intrigant - dans les pièces baroques (die Intrigue), en particulier l'usurpation de la suprématie du maître par le serviteur, mais nous devrions également rappeler que le rôle de l'intrigant n'a pas à être spécifiquement désigné par son statut de classe inférieure. A la fin de la période baroque, le serviteur complice était, d'un destructeur insondable et plein de on sens de la souveraineté (incarné chez Losey par Barret dans Le serviteur), devenu un bouffon conformiste plus adapté à un effet de comique qu'à une Realpolitik effective. C'est vrai du Catalinon de De Molina comme du Sganarelle de Molière et du Leporello de Da Ponte. Comme le chante Leporello dans la scène d'ouverture de Don Giovanni, « je veux être un gentleman. Je ne veux plus servir », suggérant qu'en voulant devenir le maître il croit toujours en son autorité et la respecte (15).Loin d'être l'opposé dialectique de Don Giovanni, Leporello est complémentaire de son maître. C'est cette paire en tandem qui donne l'impulsion de l'action et crée la catalyse pour la réaction des autres (et leur action).


Dans le cas de Don Giovanni, un comploteur par excellence, l'intrigant appartient aux classes supérieures : son propre père, Don Diego Tenorio, est chambellan du roi de Castille. Le crime licencieux de Don Giovanni ne réside pas dans sa tentative d'usurper le pouvoir littéral du roi mais dans sa transgression du droit légal à la propriété et son corollaire, le mariage, directement relié à la propagation de la classe dirigeante. En évitant le mariage pour se tourner vers le viol et la défloration des femmes de toutes classes - il est autant attiré par les paysannes comme Aminta (l'équivalent de Zerline) et Tisbea que par ses aristocrates de cousines, non seulement Don Giovanni franchit les limites claires de son privilège de classe mais, plus important encore, il corrompt leurs généalogies futures qui est de produire une lignée légitime (c-à-d, non bâtarde) d'héritiers. « Séduire une vierge, c'est donc voler une femme et violer les privilèges du père, » argumente Brigid Brophy. « C'est le père qui est offensé et qui défie - et dans Don Giovanni, punit - le séducteur. »(16)


Comme dans Le Messager, l'infection contagieuse des généalogies réside au coeur du film de Losey, puisque le serviteur dit, « Maître, pour ce qui est des femmes, vous êtes comme la plaie des sauterelles » (17), mettant la libido du Don sur le même plan qu'un fléau. Pour Foucault,


Sous le grand pourfendeur des lois du mariage - voleur d'épouses, séducteur de vierges, honte des familles et insulte aux maris et aux pères, on peut apercevoir un autre personnage : l'individu mu, en dépit de lui-même, par la sombre folie du sexe. Sous le libertin, le pervers. Il viole délibérément la loi mais, en même temps, quelque chose comme la nature ayant mal tourné le transporte loin de toute nature ; sa mort est le moment où le retour supernaturel du crime et sa rétribution contrecarrent la fuite dans la contre-nature. L'Occident avait conçu deux grands systèmes pour gouverner le sexe : la loi du mariage et l'ordre des désirs - et la vie de Don Juan les renverse tous les deux. (18)



Toute autorité humaine faisant défaut pour punir les excès du Don, Dieu, sous la forme spectrale de la statue vengeresse du Commandeur (en fait, le deus ex machina de l'intervention messianique de Benjamin), devient donc le restaurateur transcendant de l'ordre. Don Giovanni englouti dans les flammes et expédié en enfer, la généalogie légale est remise en bonne et due place et la pièce originelle de Tirso se termine par la célébration d'une série de mariages légitimes, chacun étant confiné dans la bonne classe sociale : Isabella/Donna Anna épousant enfin son aristocrate fiancé Don Ottavio.


Da Ponte et Mozart suivent d'assez près ce scénario, à une légère variation près : Donna Anna, rendue folle de douleur avec la mort de son père, contraint Don Ottavio à attendre un an avant de l'épouser. En outre, Don Giovanni est devenu un mezzo carattere, aussi comique que sérieux (19). Losey opère toutefois trois changements importants dans le personnage, la mise en scène et la narration qui ne se trouvent ni dans le livret ni ne sont suggérés par la musique de Mozart. Ces modifications altèrent de manière radicale la teneur ontologique de l'oeuvre. Premièrement, joué par Ruggero Raimondi, Don Giovanni est un personnage beaucoup plus sérieux, tirant vers le parti seri qui inclut Donna Anna, Donna Elvira et Don Ottavio. Pour Losey, « la clé de Don Giovanni, c'est la description qu'en fait Leporello comme un homme incapable de profiter de quoi que ce soit. (20)» Avec son maquillage blanc crayeux et ses yeux profondément enfoncés, implorants, telsceux d'une mante, « le cavalier de Losey n'est pas un héros en rébellion contre une tradition étouffante, ni un hédoniste léger, l'adorateur du corps et du soleil mais un neurotique sexuel pris au piège de ses propres compulsions. La sexualité du personnage est sans joie, ses conquêtes innombrables moins une question de choix, une audacieuse invocation de la liberté, qu'une addiction. »(21) Même le “Champagne Aria”, “Finch'han dal vino”, normalement joyeux et bouffon, du Don, au cours duquel, à la fin de l 'Acte I, il exhorte l'assistance à rejoindre les invités buvant et dansant d'un mariage, sent le désespoir, comme s'il n'y avait pas de plaisir dans cette quête née de la nécessité. Raimondi, qui a joué le personnage un nombre incalculable de fois sur scène, semble ressentir cette amertume dans le Don de Losey. Il décrit cette incarnation comme « brutto ! »


Ensuite, Losey introduit une nouveau personnage, un serviteur supplémentaire par dessus le marché. C'est le Valet vêtu de noir (joué par Eric, le frère cadet d'Isabelle Adjani (22)), un personnage sans parole introduit sur la suggestion du costumier et co-scénariste Frantz Salieri pour « jouer une sorte de deus ex machina en résolvant un certains nombre de trucs et astuces théâtraux qui auraient sinon été un peu trop gros. (23)» D'un autre côté, le Valet un rôle précis, quoique discret, dans l'intrigue, suggérant qu'il est plus qu'une invention utile pour créer des transitions lisses entre les scènes. Selon Losey, le Valet est « sans aucun doute le fils illégitime de Don Giovanni, et il y a probablement une grande tension et beaucoup d'animosité entre lui et Leporello. Il est mieux né et plus élégant.(24) (25)» De plus, continue Losey, « le Valet noir devrait être terrifiant, amer, froid, exsudant la sexualité mais jamais efféminé, jamais suffisant. Ce qui est plus important, c'est qu'il est l'Observateur… pouvant ainsi représenter mon point de vue dans la pièce. » Bien que la présence du valet ajoute une touche d'homosexualité refoulée à la quête éperdue du Don pour les femmes, son statut de fils illégitime rendrait son rôle sexuel encore plus ambigu, suggérant qu'il puisse représenter (parce qu'il en est le produit) les pulsions libidinales transgressives en tant que telles (26) . « De plus, comme son rôle est surtout stylistique et théâtral - Il ouvre la première porte de la villa. Il ferme la dernière porte - (27)» il prend une signification supplémentaire car nous l'avons déjà argumenté, c'est cette théâtralité même (la représentation ouverte de la débauche) qui est cruciale pour la compréhension du sens transgressif et contagieux de la dissimulation de Don Giovanni. Le Valet noir apparaîtrait donc moins comme une astuce théâtrale supplémentaire que comme une puissance ou une force (potentia) enveloppante, dirigeant et contrôlant la narration principale (car, comme nous prévient Derrida, les suppléments finissent toujours par supplanter le texte qu'ils sont supposés soutenir).


Le script se réfère à lui comme « le gardien - au sens métaphysique - de l'âme condamnée de Don Giovanni, » mais si c'est le cas, Adjani le joue avec le calme serein d'un eunuque, à la fois omniscient et omniprésent. Pour ce qui est de la relation maître-serviteur, il est déférent, à contr-coeur, mais seulement quand la convention polie l'exige. A la fin du film, alors que le Don est sur le point de prendre place au banquet de la statue, il trouve le Valet s'occupant déjà de sa chaise, comme si les destins des deux hommes étaient aussi entremêlés que ceux des deux Robert Klein. Cependant, seul le Valet noir reste calme et peu perturbé par l'apparition dramatique du Commandeur de pierre, et regarde sans émotion son 'maître' se faire engloutir par les flammes ravageuses de l'enfer.


Une autre lecture possible est de considérer le Valet noir comme l'équivalent de Barret dans Don Giovanni, un usurpateur complice s'appropriant et détruisant la position des parieurs de sa classe. Si c'est le cas, alors Losey redonnerait au rôle de serviteur dans Don Giovanni sa puissance traditionnelle, dans la meilleure tradition du trauerspiel baroque, loin du conformisme bouffon de Leporello. Une autre interprétation est qu'il manifeste 'ce qui est dans l'air', une connaissance innée de ce qui va arriver, de la comparution de Don Giovanni à la Révolution naissante. En fait, Losey a avoué à Gelatt que « je crois fermement q'à certains moments de l'histoire, les choses sont dans l'air tout autour du monde. En 1787, quand Mozart écrivait Don Giovanni , la Révolution française n'était qu'à deux ans de là. Je vois l'opéra comme un morceau de rébellion , un drame de classe sociale. » (28) Dans ce sens, le Valet serait un symbole de la dialectique de classe, un revenant qui triompherait finalement de la dialectique mise à distance de l'inter-règne et serait une réincarnation de l'esprit renouvelé du Tiers-Etat.


Mais ceci soulève une autre question : le Valet noir représenterait-il le symbole du matérialisme historique inévitable, de retour soudain après les excès libidinaux de l'aristocratie ou la barbarie sanglante de Robespierre ? Si ce dernier cas était le bon, il serait alors plus exact de voir dans le Valet le frère de sang impulsif du Don plus qu'une némésis de sa classe. Une explication plus personnelle, s'inspirant des thèmes implicites dans les autres films de Losey, est qu'il est le double éternel de Don Giovanni, une manifestation incarnée des appétit créatifs immanents du Don, la figure du primordial. Dans ce sens, il contre et remplace la signification négative du double spectral plus généralement reconnu, le Commandeur vengeur. Alors que la colère de Dieu peut envoyer Don Giovanni en enfer, la présence continue du Valet noir suggère que son corps peut mourir mais la substance immanente de sa vie continue et revient en tant que différence incommensurable.


Cette lecture est validée par le troisième changement (ou, dans ce cas, ajout) opéré par Losey au livret de Da Ponte : l'addition d'une signature thématique pour souligner les crédits raffinés de Frantz Salieri en ouverture, comme d'une séquence d'exposition clé pour accompagner l'ouverture de six minutes de Mozart. Le film s'ouvre sur une gravure de la fameuse phrase de Gramsci sur l'inter-règne, gribouillée sur le mur d'une cellule vide, suggérant qu'il va s'agir d'une lecture marxiste-hégélienne de Don Giovanni en tant que dialectique de classe mise à distance. Mais ceci est complété par la signature thématique, le son du ressac s'écrasant sur la plage, qui continue tout au long des crédits jusqu'aux premières mesures de l'Ouverture. L'eau est le courant spinoziste du film, un flot incommensurable qui dissout toutes les limites du temps et de l'espace. Avec ses propriétés libidinales, donneuses de vie (on pense dès lors à La Naissance de Vénus de Botticelli), l'océan a toujours été associé au personnage de Don Giovanni. Cela date de la pièce originelle de Tirso, dans laquelle, à la suite d'un naufrage, le serviteur porte son maître à travers les vagues jusqu'au rivage où, feignant la mort, le Don ' se réveille ' dans les bras de la pêcheuse Tisbea et entreprend de la séduire. Salieri souligne cette connexion aquatique/libidinale avec sa carte titre pour le film qui représente des vagues stylisées, associant de manière allégorique l'opéra avec le mouvement et le flot.


L'Ouverture commence alors sur le frons scenae (centre de la scène) du Teatro Olimpico, où nous rencontrons d'abord Don Giovanni (en blanc) et Donna Anna (Edda Moser, en vêtements noirs de deuil) alors qu'ils émergent séparément avec leur suite de deux des cinq rues étroites et en pente du Teatro. La présence de Donna Anna vêtue de noir est hautement provocatrice, faisant peut-être allusion à une prémonition de la mort imminente de son père mais aussi, et de manière plus importante, confirmant qu'elle est déjà dans le ' camp ' de Don Giovanni, bien avant le ' viol ' simulé dans la scène d'ouverture de Da Ponte. L'une des innovations les plus audacieuses de Losey est dès lors de suggérer que, loin d'être une vierge ravagée, une victime des desseins les plus noirs de Don Giovanni, Donna Anna est déjà son amante consentante. De plus, en situant l'introduction sur une scène de théâtre, Losey lie le couple dans un piège, représent la débauche comme un tout, tout en soulignant en même temps le côté ouvertement théâtral de leur duplicité : rien de ce qu'ils disent ou fassent ne doit être pris pour argent comptant. Qui plus est, cette union théâtrale est forgée avec, en musique de fond, l'andante d'introduction en ré mineur de l'Ouverture, qui se révèle être le mode et le leitmotiv directeurs du Commandeur. Nous entendons de nouveau cette musique à la fin du film, au moment de l'apparition cataclysmique de sa statue, enfermant ainsi cette union illicite dans la vengeance fantomatique du revenant. L'ouverture en ré mineur établit ainsi une moitié de la syntaxe musicale primaire de l'oeuvre : celle d'une puissance extra-humaine, une force de rétribution divine inexorablement associée à la négation de la libido transgressive.


Ce motif musical n'est néanmoins qu'une partie de l'argument parce que Losey insère alors deux plans de vagues s'écrasant sur la plage, défiant la présence fatale du Commandeur avec la réaffirmation de la connexion de Don Giovanni avec l'énergie vitale. Ceci est rapidement repris par la musique de Mozart car nous passons soudain à un molto allegro dans le mode ré majeur qui est celui de Don Giovanni alors que le Don et sa suite s'approchent de la caméra sur une grande barge qui accoste devant une verrerie de Murano. Les grilles de fonte de la verrerie sont ouvertes par le Valet noir et les invités (y compris Donna Anna) entrent les uns après les autres et prennent place autour d'un vaste chaudron pour regarder les souffleurs de verre à l'oeuvre.


Ce chaudron - qui, à la fin du film, engouffrera Don Giovanni dans les flammes, c'est l'espace qui divise Don Giovanni et Donna Anna. Pour Losey, « elle se trouve à une certaine distance mais avec un échange de regards de façon à ce que l'on sache qu'elle est la femme qui l'intéresse et qu'elle est amoureuse de lui. (29) » Cependant Losey filme leur contact visuel de séduction non pas comme un simple dialogue filmé en un aller et retour mais dans un ' ménage à trois ', triangulaire qui inclut le Valet noir comme pivot du triangle, comme s'il était la force libidinale immanente contrôlant les impulsions inconscientes de ces ' simples ' mortels. De manière significative, ce n'est pas un échange de regards à trois car, pendant que le Valet noir fait passer son regard de l'un à l'autre, comme s'il voulait faire naître leur union de sa volonté, le Don et son amante oublient son pouvoir : ils n'ont d'yeux que l'un pour l'autre. Ce ménage relie donc les qualités libidinales actives, affirmatives de la vie, du mode en ré majeur - la partie sensuelle et affirmative de vie dans la syntaxe musicale du film - au Valet noir en plus de Don Giovanni, englobant ainsi sa présence substantive en tant que potentia spinoziste. Cette interprétation est partagée par Michael Steinberg, pour qui « l'opposition qui habite le drame depuis les premières mesures de l'ouverture n'est pas tant celle entre esprit et sensualité que celle de la négativité d'outre-tombe et de l'affirmation terrestre (30)», une dialectique entre la force destructive, ultimement transcendantale du Commandeur et le trio terrestre immanent formé par Don Giovanni, le Valet noir et Donna Anna.


En enfermant Don Giovanni et Donna Anna dans un contrat libidinal au cours de l'ouverture, Losey réécrit de manière radicale la signification de la scène d'ouverture de Da Ponte. Au lieu d'un viol, Donna Anna étant dépeinte comme une innocente vengeresse, « elle est une aristocrate qui se rabaisse elle-même, ne peut l'admettre et provoque la mort de son père, puis de Don Giovanni. (31)» Les cris de Donna Anna quand elle chasse Don Giovanni le long des escaliers de la Basilique sont désormais lourds de double entendre : « N'espère pas, à moins de me tuer, je ne te laisserai jamais partir. » La réponse de Don Giovanni - Vains cris : « qui je suis, tu ne le sauras jamais » - devient dès lors un artifice théâtral évident, une continuation du ' drame ' public en cours depuis les plans d'ouverture dans le Teatro Olimpico. Donna Anna sait très bien qui il est, de sorte que ses cris de « Traître » et « Démon », comme sa révélation suivante que Don Giovanni était son ravisseur sont dépourvus d'ingéniosité, une petite pièce de mélodrame (ce que Foucault appelle une représentation ou ' cène ' de débauche ) pour les yeux involontaires de Don Ottavio.


Cette dissimulation ramène le drame à la structure originelle de Tirso car il est clair que les excès mêmes de l'accouplement libidinal de Donna Anna et de Don Giovanni transgressent le code patriarcal. S'écartant d'un amour oedipien, structurellement ' sûr ', pour son père et de son déplacement traditionnel dans le mariage avec Don Ottavio (qui renforcerait la souveraineté généalogique du Commandeur par un mariage dans une lignée bien plus riche), l'obsession de Donna Anna pour Don Giovanni devient un quatrième élément antinomique, rompant l'hégémonie du triangle oedipien par le recours à une figure transgressive, quadrangulaire. Ce passage de trois à quatre est l'illogisme structurel de la ' dissémination ' elle-même, déplaçant le fondement triangulaire de la pensée occidentale - dialectique, trinitaire, oedipien - dans une vraie multiplicité.(32)


Comme nous l'avons vu dans de précédents films de Losey, le renversement négatif vers la multiplicité est un Corps-sans-organe (botched). Incapable de contenir sa jalousie, Donna Anna devient une furie impulsive (accentuée par les perruques grises qu'elle et Donna Elvira portent tout au long du film) que la quête d'une vengeance transforme en un automate animé : une fusion d'un devenir-animal et d'un devenir-machine qui la relie à d'autres forces plus pathologiques chez Losey comme l'enfant-meurtrier dans M ou la foule vengeresse dans Le Sans-Loi. Donna Anna devient ainsi une force narrative parallèle à Donna Elvira, qui cherche aussi vengeance. Pour Hirsch, « ces deux personnages aussi marqués sexuellement et obsessionnels que le Don, semblent exsuder une anxiété morbide, se plaignant de leur sort dans des démonstrations de masochisme voluptueux. (33)» Il y a pourtant des différences car au moins Donna Elvira refuse de se cacher derrière l'alibi hypocrite de la vengeance de son père. Au lieu de cela, elle est parfaitement honnête en ancrant son objection aux manières de débauche de son amant dans un amour émotionnel profondément sincère. A cet égard, Donna Anna incarne le ressentiment nietzschéen, alors que Donna Elvira revêt sa colère du manteau chrétien d'une ' mauvaise conscience ' plus ' mitigée '.(34)


Losey sape le bien-fondé de la cause de Donna Anna et Don Ottavio par une mise en scène qui présente leur véhémence comme composée à parts égales d'hypocrisie et de rhétorique vide. Quand, dans la scène précédant le banquet final, Don Ottavio (Kenneth Riegel) fait son ultime demande de la main de Donna Anna, elle choisit de retarder leur mariage en ayant recours à son anxiété émotionnelle débilitante : « Je regrette trop de vous détourner d'un bonheur que nos âmes ont si longtemps désiré. Mais le monde, oh mon Dieu ! Ne tentez pas la constance de mon coeur sensible. Il me parle assez d'amour. » Etant donné ce qui s'est passé auparavant, nous ne pouvons que nous demander si cet ' amour ' est nourri pour le Commandeur ou pour Don Giovanni. Ce doute est à peine levé par la mise en scène de Losey du Rondo qui suit - le “Non mi dir, bell'idol mio” de Donna Anna :


« Ne me dis pas mon amour que je suis cruelle avec toi ; Tu sais trop combien je t'ai aimé. Tu sais ma foi. Apaise ton tourment ou de chagrin tu me feras mourir. »



Tout au long de ce débordement émotionnel, Losey filme Donna Anna et Don Ottavio dans un miroir, suggérant ainsi que les mots sont tout simplement faux, renvoyant à la mise en scène tout aussi théâtrale de son association initiale avec Don Giovanni dans le Teatro Olimpico. Comme Robert Klein, Donna Anna ne peut représenter son désir que dans un miroir réfléchissant éternellement, c'est-à-dire une fiction tout aussi auto-illusoire. De même, à la fin du film, quand Donna Anna arrive dans la Rotonde pour prendre sa revanche (trop tard, comme il s'avèrera), ses mots, « seul le voir dans de chaînes pourra calmer ma douleur », revêtent de nouveau un double sens : les ' chaînes ' peuvent autant être les ' liens ' du mariage comme les fers du prisonnier.


Don Ottavio se porte à peine mieux. Riegel personnifie un bouffon pompeux, toujours prêt à proférer des mots de vengeance éternelle mais manquant de toute évidence des ressources impulsives pour les traduire dans les faits. Dans ses deux arias, Losey mine le sentiment véhiculé par ses mots par une mise en scène délibérément rabattante. Dans “Dalla sua pace”, par exemple, où Don Ottavio déclare son lien émotionnel avec sa bien-aimée, Losey filme Riegel debout dans une barge sur un décor naturel de landes et marais du Tortello, enrobant effectivement la conviction des mots d'un motif aquatique immanent directement associé à Don Giovanni. Don Ottavio est expédié de la même manière dans “I moi tesoro Intanto”. Alors que Riegel nous exhorte bravement à dire à Donna Anna, « que ses malheurs je vais venger, que je ne vais revenir que pour annoncer un carnage et la mort, » Losey le filme sur fond des vastes espaces du parc environnant La Rotonde, de sorte que ses mots se dissipent dans l'air, son seul public étant un groupe de paysans ivres allongés sur l'herbe, cuvant leurs excès de la nuit précédente.


Si la menace aristocratique contre Don Giovanni est composé à parts égales de vengeance tyrannique (le Commandeur), vanité hypocrite (Donna Anna et Don Ottavio) ou de piété chrétienne (Donna Elvira), qu'en est-il du rôle des ordres inférieurs dans cet opéra supposément pétri de lutte des classes ? L'exergue tiré de Gramsci nous signale immédiatement que Losey met peu d'espoir dans une action collective viable pendant l'inter-règne libidinal. Les paysans représentatifs de ce drame, Masetto (Malcom Ring) et Zerline (Teresa Berganza), sont pitoyablement inefficaces en tant que forces politiques. D'abord, tous deux sont interpellés au sein du schéma idéologique du mariage généalogique du drame. Jusqu'à la séduction de Zerline par Don Giovanni, le couple est un avide prosélyte des joies nuptiales du mariage :


« Zerline
- Les filles, quand vous faites l'amour, ne laissez pas s'enfuir votre jeunesse. Si vos coeurs brûlent, vous pouvez voir le remède ici.
Masetto
- Jeunes gens, têtes légères, arrêtez d'aller de ci de là. La folle fête ne dure que peu mais pour moi elle n'a pas commencé. »



Dans les deux cas le message est le suivant : « Marriez-vous dès que possible. » Comme pour Donna Anna, c'est ce même sentiment que la force immanente de Don Giovanni transgresse et annihile à la fois. Il est significatif que Losey clôt la scène des préparatifs du mariage par un plan sur le Valet noir alors qu'il observe ceux-ci du haut d'un pont et laisse tomber une lettre au Don en contre-bas, l'informant que Zerline est prête à être cueillie.


Ensuite, comme le jeune Léo dans Le Messager, Masetto ne réussit pas à décoder de manière appropriée les signes extérieurs de dissimulation sémiologique de la classe dirigeante. Il est ainsi facilement pris au piège de la (mé)représentation théâtrale quand il confond le Don déguisé avec Leporello et finit par être battu pour sa peine. De la même manière, il ne remarque pas que Zerline est moins une vierge innocente et chaste qu'une participante volontaire dans le jeu de séduction de Don Giovanni. En fait, Zerline est une intrigante avisée en elle-même, encourageant les avances du Don tout en protégeant ses arrières en calmant les soupçons jaloux de Masetto. Pour Losey, « Zerline est à coup sûr une opportuniste. C'est agréable de coucher avec le maître, de ne pas être à l'intérieur de la grande maison en tant que servante. Mais elle est en même temps une victime, elle sait qu'à la fin, pas elle sera jetée dehors, donc elle ne veut pas perdre Masetto. »


Bien que Losey suggère que Don Giovanni est « une morceau de rébellion, un drame de classe sociale, » il y a peu de signe que la Révolution promise soit ou ' dans l'air ' ou en gestation souterraine. La scène définitive se trouve tout à la fin de l'acte I, quand les invités au mariage de Masetto et Zerline est sur le point de se séparer dans un chaos total alors que le Don se prépare à violer la mariée. Le point culminant du banquet est une vibrante restitution de ' Vive la liberté ! ' Cependant, loin d'inciter les paysans et invités assemblés à se joindre à eux, la chanson n'est chantée que par les aristocrates et Leporello (un aspirant à la noblesse). Juste au moment où les masses tentent d'avancer vers La Rotonde, leur mouvement est intercepté par un cordon de valets de sorte que, selon les mots de Losey, « les subordonnés se tiennent dans un garde-à-vous, comme un groupe d'Anglais de classe moyenne, assemblés à coups de fouet, se tiendraient au garde-à-vous pour écouter l'Hymne national au Théâtre de Haymarket. » De la même manière, après l'échec de l'enlèvement de Zerline, alors que Don Ottavio, Donna Anna et Donna Elvira conduisent les invités outrés contre le sanctuaire de Don Giovanni (sous un déluge d'éclairs et de tonnerre), Losey atténue la signification de leur rébellion en interrompant un plan très long. Cela réduit et dissipe le flux dynamique de cette masse grouillante de corps et compresse également les paysans contre les aristocrates sur les marches du devant de La Rotonde, le Valet noir au tout premier plan, terminant et hypostasant effectivement leur rébellion entre le privilège de classe et le spectre de l'impulsion.


Losey suggère cependant suggère une voie possible hors de l'impasse de l'inter-règne en utilisant de manière symbolique la verrerie (significative du développement industriel alors naissant) dans les scènes d'ouverture et de clôture du film. Selon Losey, au cours de la période palladienne,


les Vénitiens se tournèrent vers l'intérieur des terres où ils avaient des résidences d'été et des fermes. Cela a conduit à une société industrielle embryonnaire, en particulier pour le verre. Les verreries étaient souvent attachées à une maison, comme les fermes. J'ai donc pensé : pour relier Venise et les vastes étendues de champs, pour montrer une société qui se détourne du commerce pour l'industrie, de l'eau vers la terre, pourquoi ne pas situer la source de la fortune de Don Giovanni dans une verrerie ?



Nous rencontrons donc le Don sur le lieu même de l'origine de sa fortune (inextricablement lié à la conquête sexuelle de Donna Anna) mais aussi de sa mort car ce sera le même chaudron de la verrerie qui enveloppera son corps à la fin du film, en tant que châtiment vengeur du spectre du père de Donna Anna. En ce sens, le capital industriel émergent devient l'enfer fatal du Don, représenté sur un front par le spectre économique de la valeur d'échange, et de l'autre par son retour futur en tant que revenant : le fantôme du Commandeur. C'est l'une des ironies les plus mordantes du film que ce spectre patriarcal venge la destitution perçue de son aristocrate de fille en vouant le chancre licencieux et décadent de sa propre classe à l'enfer brûlant d'un mode bourgeois de production.


Loin de renouveler sa propre classe déclinante ou de donner naissance à une nouvelle souveraineté de classe bourgeoise, l'intervention messianique du Commandeur - accompagnée d'un choeur et trois trombones assourdissants en ré mineur - échoue finalement parce qu'il ne peut être réincarné dans un corps affectif ( et effectif). Comme nous le rappelle Derrida, Marx voulait se débarrasser des fantômes, du virtuel en tant que spectr revenant en l'incarnant dans le corps réel du prolétariat industriel. Hélas, une fois de plus chez Losey, les gens sont encore absents. Alors que, dans la mort, le corps terrestre du Don se transforme en spectre, il n'y a pas de réincarnation ou de transformation concomitante du Commandeur. Il reste fantomatique, une coque vide à l'intérieur du corps d'une statue. En outre, le spectre est une image asymétrique, brisant l'échange normal des regards et produisant ce que Derrida appelle un “effet visor” : nous ne pouvons voir qui nous regarde.


Ceci joue directement dans les mains débauchées de Don Giovanni car cela devient un autre ' scène ' mélodramatique dans toute une panoplie de représentations théâtrales, allant de pair avec la réapparition dramatique du père de Hamlet. Nous rencontrons ici un autre simulacre, un automate qui imite les vivants. En outre, parce qu'en un sens Don Giovanni survit somatiquement en la personne du Valet noir, nous nous retrouvons avec deux spectres, (le Don et le Commandeur) qui se hantent mutuellement comme ils hantent l'ensemble du déroulement de l'opéra. Comment pouvons nous mettre fin au spectre quand chaque chose est à jamais reflétée de nombreuses fois dans son regard cristallin ?


Suivez mon regard, le spectre semble rester avec l'autorité imperturbable et la rigidité de pierre du Commandeur. Suivons ce regard. Droit devant, nous le perdons : disparu avec les défunts, dans le hall des miroirs où il se multiplie. Il n'y pas qu'un seul esprit Vous regardant. Puisque l'esprit ' est ' partout, puisqu'il vient de partout, il prolifère a priori, il remet en place, tout en les privant de tout lieu, une foule de spectres auxquels l'on ne peut même plus assigner un point de vue ; ils envahissent tout l'espace.



Certes. Cependant, alors que Don Giovanni est un échec en tant que pamphlet dialectique, il est un triomphe en tant qu'affirmation spinoziste. Impuissant au sein de l'aporia d'une dialectique mise à distance, le spectre en arrive à représenter un temps non-linéaire rampant, un virus de libido en tant que pulsion de mort, représenté non par le feu fulgurant du Commandeur mais assouvi par le motif aquatique qui est le mouvement immanent du Don. Dans sa mort terrestre, Don Giovanni revêt le manteau du rôle spectral lui-même, prenant la place du Commandeur - le symbole d'OEdipe, de la vengeance, de la hiérarchie de classe, de la famille - avec un nomadisme fluide, un rhizome déterritorrialisé, un flot qui transforme le temps et l'espace.


Cette métamorphose est symbolisée dans la scène finale du film, sous la forme d'un plan fixe sur les protagonistes survivants flottant sur les eaux vénitiennes dans des barges séparées (les deux couples sont formés alors que Leporello et Donna Elvira sont isolés). Ils chantent le presto final de l'opéra, un péan manichéen à la culpabilité chrétienne et à l'ordre patriarcal : « Les pécheurs finissent comme ils ont commencé. Tous ceux qui méprisent la vie éternelle, leur mort éternelle vaincra. » Dans le domaine immanent du film, ce sont là des mots creux. Le Don ne peut se repentir car il ne ressent aucune culpabilité - il était/est une force dionysiaque qui exclut les valeurs chrétiennes d'auto-abnégation et de remords. C'est là que Mozart et Losey sapent les traditions du drame baroque car à la lumière des abondants excès théâtraux et libidinaux de l'opéra, un deus ex machina transcendantal devient aussi superflu que les autres astuces débauchées de Don Giovanni.


Il semble que Mozart ait vu le problème car il écrit le final non comme une affirmation de rédemption chrétienne mais comme une parodie malfaisante et licencieuse. Selon David Wyn Jones, « Plus de cent ans plus tard, Verdi terminait son opéra Falstaff avec une fugue à part entière sur les mots “Tutto nel mondo e burla” (“Tout est farce en ce monde”). L'alternance de forte et de piano et le refuge dans une écriture binaire piano avant le forte final suggèrent que l'esprit de Mozart n'était pas éloigné de sentiments similaires. » Cette crevaison musicale du ballon sanctimonieux de la narration est renforcée par la mise en scène de Losey, car en isolant les personnage dans des bateaux séparés, résistant de manière statique aux eaux les frappant de manière latérale tout en n'ayant apparemment nulle part où aller, ils deviennent une manifestation de la dialectique mise à distance, rôdant impuissants, séparés d'eux-mêmes et d'une communauté plus large. Comme à la fin de M. Klein, nous voyons les trois aporias de Derrida proprement condensées en une seule image puisqu'il n'y a plus de limite, plus de possibilité de passage et chacun d'entre eux est hanté par le spectre d'un seul homme, Don Giovanni.


A de nombreux égards, Don Giovanni est déjà une oeuvre moderniste se dévorant et se détruisant elle-même par ses propres excès formels. Affaibli par la disparition de son protagoniste charismatique à la fin, l'opéra est effectivement dépensé et épuisé, comme l'inter-règne lui-même. En montrant l'avenir incertain du groupe, le sextet final mine fermeture et symétrie, et en fait la représentation dans son ensemble, car le film se termine non sur une image de l'eau mais sur son bruit. Comme le Valet noir ferme les portes de l'action pour la dernière fois, les crédits finaux se déroulent sur le même bruit de ressac que celui que nous avons entendu avant l'Ouverture, refermant le cercle complet de la présence enveloppante et affirmatrice de vie de Don Giovanni.


Il est cependant capital de conclure notre analyse en avertissant qu'il n'y a pas de place pour la transcendance chez Losey. Don Giovanni se termine, comme tous ses autres films, avec la réaffirmation de l'immanence matérielle et substantive, aussi concrète que les qualités plastiques du film que nous venons de voir et les sons brillants que nous avons entendus. Ce qui reste est à l'intérieur et vient du monde, produit et forgé par des puissances matérielles. C'est la matière qui se meut dans la durée, qui fait avancer la vie et crée de nouveau, qui le transforme en art . « Il n'y a plus de temps », murmure le Commandeur alors qu'il expédie le Don dans les flammes, suggérant ainsi non seulement que le temps personnel et historique du libertin est fini mais aussi que le temps s'est immobilisé, que la mesure et la segmentation du temps quantifiable ont été remplacés par un temps-image qualitatif plus immanent : le “chronosigne”, où le temps cesse d'être subordonné au mouvement et apparaît pour lui-même. Nous voyons une manifestation de ce temps dans ce qui bouge vraiment dans l'image finale de Losey : l'eau. Le motif immanent du Don qui éteint les flammes du Commandeur continue, comme la rivière d'Héraclite, de couler, alors que les personnages survivants restent statiques. En tuant Don Giovanni, le Commandeur s'est lui-même ressuscité non pas en tant qu'être transcendant mais comme force de la vie elle-même. Les images-pulsions et images-temps sont devenues souveraines en elles-mêmes et par elles-mêmes , en tant que flux, bref, devenant une dystopie spinoziste libératrice.


C. G. traduction, I. C.





Colin Gardner's acts


Working at the intersection of film and art theory, Colin Gardner earned -his Ph.D. in Cinema Studies at U.C.L.A. before becoming an -Assistant Professor in the Art Studio and Film Studies departments at the University of California, Santa Barbara. He is the author of a recently published essay on Bob Rafelsonâs Five Easy Pieces for Creation Booksâ Jack Nicholson : Movie Top Ten (Mikita Brottman, Indi ana Univ ed.), as well as a theoretical study of Diana Thaterâs video installations in Space, Site, Intervention: Situating Installation Art (Erika Suderberg, ed.) for the University of Minnesota Press. He has just completed a critical study of the films of Joseph Losey entitled Time Without Pity: Immanence and Contradiction in the films of Joseph Losey. His current projects include Disappointment and Resignation, which focuses on the affirmative effects of spatio-temporal limbo in film and the visual arts; and a forthcoming exhibition : Diabolical Beautyä (co-curated with Jane Callister) at the Santa Barbara Contemporary Arts Forum.


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